- DRAME - Drame moderne
- DRAME - Drame modernePourra-t-on jamais écrire une poétique du drame moderne? Une telle entreprise tiendrait, en vérité, de la gageure, tant le concept de drame paraît aujourd’hui flou et indéterminé au regard de celui de roman ou de poésie. Et d’abord faut-il donner à ce terme son extension maximale, celle qu’il prend aussi bien dans la Poétique d’Aristote que dans l’Esthétique de Hegel, drame signifiant alors forme dramatique et subsumant les différents genres du théâtre: tragédie, comédie, farce, etc.? Ou bien doit-on se contenter du sens limité que lui ont donné, au XVIIIe siècle, Diderot et Lessing: genre mixte, genre intermédiaire émergeant, tel un nouveau continent à la fracture d’un ancien, entre la tragédie et la comédie moribondes?S’arrête-t-on au sens restreint? Force est de constater qu’il ne représente plus, en cette fin de XXe siècle, qu’une survivance, un anachronisme. Et Ionesco a beau jeu, en effet, de tourner le vocable en dérision en sous-titrant telle de ses pièces «drame comique» et telle autre «pseudo-drame». Préfère-t-on le sens large et l’on se trouve aussitôt confronté à l’impossibilité de dégager de la diversité des pièces qui se sont écrites de Strindberg à Beckett les caractères transcendants propres à définir une forme dramatique moderne.Tenter de cerner la modernité du drame revient inévitablement à égrener un chapelet de paradoxes. Les deux hommes de théâtre qui dominèrent la première moitié du XXe siècle, Brecht et Artaud, furent d’ailleurs des maîtres en paradoxes. Le premier, en élaborant sa théorie de la «forme épique du théâtre»; le second, en prophétisant l’avenir du théâtre hors de la sphère du drame, dans une totale émancipation par rapport à la forme dramatique.Encore Brecht peut-il passer pour un réformateur conciliant, qui précise que son théâtre épique ne procède que par «déplacements d’accents» par rapport au théâtre dramatique dans sa forme aristotélicienne: accent placé sur la «narration» plutôt que sur l’«action», sur l’«argumentation» plutôt que sur la «suggestion», sur le «montage» plutôt que sur la «croissance organique». Mais, avec Artaud, c’est bien une révolution – annonciatrice des grands renouvellements scéniques de la seconde moitié du XXe siècle, du Living Theatre à Bob Wilson – qui est promise. La réticence que manifeste Aristote envers le spectacle (opsis ), Artaud la renverse en une défiance absolue à l’égard du texte, de l’œuvre écrite. L’avènement du «théâtre de la cruauté» signerait l’arrêt de mort de la forme dramatique occidentale traditionnelle et mettrait un terme au règne du dialogue dramatique afin de leur substituer un spectacle fondé sur une écriture proprement scénique. «Quand je dis que je ne jouerai pas de pièce écrite, précise Artaud dans Le Théâtre et son double , je veux dire que je ne jouerai pas de pièce basée sur l’écriture et la parole, qu’il y aura dans les spectacles que je monterai une part physique prépondérante, laquelle ne saurait se fixer et s’écrire dans le langage habituel des mots.»À défaut donc de pouvoir définir les canons d’une poétique du drame moderne, du moins nous est-il loisible d’enregistrer, comme au sismographe, les ébranlements qu’a subis l’œuvre dramatique depuis l’époque du naturalisme, de remarquer le travail de déconstruction qui s’est opéré aussi bien sur la fable que sur le conflit, sur le personnage que sur le dialogue, de relever quelques-uns des détours – ou des détournements – dont ont usé les auteurs les plus marquants de notre temps à l’endroit de la forme dramatique léguée par la tradition.1. Premier paradoxe: la contamination du drame par le romanD’Aristote à Hegel – pour qui le drame «expose une action complète comme s’accomplissant sous nos yeux» –, c’est la notion de collision, de conflit au présent entre plusieurs personnages, qui caractérise la forme dramatique. Or les œuvres théâtrales maîtresses de la fin du XIXe et du XXe siècle ne laissent pas d’éviter, de contourner, de rendre caduque cette notion clé de «collision dramatique». Au point que nombre d’entre elles, comme si elles étaient subjuguées par le roman, comme si elles préféraient décidément le récit à l’action, dérogent à ce temps présent qui paraissait définitivement attaché à la forme dramatique.Au moment où Zola, Hauptmann, Ibsen entament leur carrière dramatique, le premier avec plus de pertinence théorique que de réussite pratique, le roman est d’ailleurs le genre florissant et le drame son pauvre parent. Et c’est justement sur cette parenté du drame et du roman, sur le transfert possible de certaines qualités du roman naturaliste – et particulièrement son ouverture au monde réel – sur le drame que les dramaturges de la fin du XIXe siècle vont fonder leur espoir. Car, si les pièces d’un Scribe, d’un Sardou ou d’un Dumas fils n’exhibent que des fantoches aux prises avec des événements artificiels dans des décors dénués de réalité, le roman atteint, lui, à une acuité psychologique et sociale des plus remarquables. Mais comment transfuser ces indéniables qualités dans une forme, le drame, qui exclut la narration et n’admet que l’action? En d’autres termes, comment résoudre la contradiction entre la volonté des dramaturges d’aborder des thèmes sociaux – des thèmes foncièrement épiques – et une forme dramatique réduite à la plus complète abstraction et qui s’avère incapable de supporter le poids du réel?Le paradoxe des drames d’Ibsen, de Strindberg, d’Hauptmann ou de Tchekhov, c’est qu’ils procèdent tous, au-delà de leur évidente diversité, d’une sorte de roman implicite, de roman contenu et non écrit. Chez Ibsen, en particulier, tout se passe comme si les personnages, avant même leur entrée en scène, avaient incubé un roman, leur «roman familial», dont le drame, qu’il s’agisse des Revenants ou d’Hedda Gabler , ne devait être que l’épilogue, le dénouement, le climax. Sur scène, Madame Alving, Oswald, Hedda agissent moins qu’ils ne remâchent et ressassent, comme en une cure néfaste, une psychanalyse inversée, ce roman mortifère: leur passé.Cependant, le dramaturge norvégien, dont on connaît l’invraisemblable admiration pour Scribe, ne s’est jamais résolu à tourner le dos à la «pièce bien faite» et s’est toujours implicitement référé, du moins à la surface de ses pièces, à des structures dramatiques anciennes – péripéties multiples, découpes en actes et scènes. Sans doute Ibsen aspirait-il encore à un impossible compromis entre le genre tragique et l’univers domestique qu’il décrivait dans chacune de ses pièces. D’où ce sentiment de surcharge, d’encombrement, voire même d’archaïsme, que l’on éprouve quelquefois devant ses pièces, en dépit de leur indéniable modernité. Sentiment que Peter Szondi, auteur d’une Théorie du drame moderne , a parfaitement éclairé en disant que, chez Ibsen, «la perfection extérieure de la forme cache une crise interne du drame».D’ailleurs, cette crise n’est-elle pas antérieure à Ibsen, et ne décèle-t-on pas déjà, dans les drames de Diderot et de Beaumarchais, les effets néfastes – retournements, péripéties, reconnaissances «plaqués» – de cette tentative de synthèse entre une forme tragique dégénérée et l’exploration de la vie quotidienne?Strindberg et Tchekhov ne se préoccupent plus, quant à eux, d’un pareil sauvetage des formes anciennes. Ils abandonnent sans remords leurs drames aux perversions du roman. Évoquant, dans une lettre à l’actrice Kommissarjevskaïa, Les Trois Sœurs , Tchekhov annonce avec une certaine jubilation que cette pièce est «compliquée comme un roman». La forme traditionnelle exigeait de l’action, Tchekhov ne nous offre guère, dans ses drames, que de la conversation. Cette action réclamait la concentration, le resserrement, il opte pour la dispersion. La constellation des personnages devait être soigneusement ordonnée, hiérarchisée; dans Les Trois Sœurs ou La Cerisaie , les personnages se rencontrent au gré des circulations hasardeuses de la maisonnée et chacun d’entre eux, ou presque, est protagoniste! Une certaine unité de temps devait être préservée, l’auteur d’Oncle Vania laisse filer les jours, les semaines, les mois entre ses doigts prodigues. Enfin et surtout, l’économie du dialogue était soumise à la progression de la fable vers son dénouement et régentée par les conflits entre les personnages; or le dialogue tchékhovien est des moins suivi et des plus capricant, il prend l’allure d’une juxtaposition de monologues à peine maquillés en répliques.Par horreur du vide, le théâtre classique et ses avatars pressaient autant qu’il se pouvait l’action et le dialogue; le drame tchékhovien, au contraire, cède avec délice aux vertiges de la vacuité. Mais c’est précisément à l’instant où il risquerait de sombrer dans l’anodin, le magma, le nonsense qu’il prend la forme à la fois complexe et lumineuse que nous lui connaissons, qu’il nous donne à entendre sa polyphonie et à voir la netteté de ses contours sociaux. «Dans mes pièces, il ne se passe rien», avouait Tchekhov avec une fausse humilité. Rien, en effet, qui fasse sens, ni action, ni intrigue, ni ligne générale. Rien qui milite pour une signification globale, une morale, une leçon, ou même simplement pour un «effet de théâtre», puisque tout, chez Tchekhov, est dans le détail, est dans la signifiance.Plus radical encore que Tchekhov, Strindberg fait table rase des formes léguées par la tradition. La crise du drame, l’auteur scandinave la vit sur le mode sacrificiel, comme un potlatch des formes où l’ancien sans relâche est détruit pour produire le nouveau. Ainsi de l’attitude qu’il exprime, dans la préface de Mademoiselle Julie – pièce écrite en continuité – à l’égard de la division classique en actes et en scènes: «Pour ce qui est de l’aspect technique de la composition, j’ai essayé de supprimer la répartition en actes [...] J’ai déjà essayé cette forme concentrée en 1872 avec [...] Le Hors-la-loi , bien qu’avec peu de succès. La pièce était prête en cinq actes quand l’impression inquiétante et morcelée qu’elle dégageait me devint sensible. Je la brûlai, et de ses cendres est sorti un seul grand acte de cinquante pages imprimées qui occupe toute une heure.»À cet égard, Strindberg, qui, du naturalisme à l’expressionnisme, en passant par le symbolisme et l’onirisme, a frayé les voies les plus nouvelles de la création dramatique, mérite amplement sa légende de «père du théâtre moderne». Il n’est point de pilier de la poétique du drame qu’il n’ait, au long de sa carrière, plusieurs fois ébranlé. En premier chef, la conception du dialogue: «En ce qui concerne le dialogue, lit-on dans la préface de Mademoiselle Julie , j’ai quelque peu enfreint les traditions. Je n’ai pas fait de mes personnages des catéchumènes qui posent de sottes questions pour provoquer des réponses spirituelles. J’ai évité ce qu’il y a de symétrique, de mathématique dans le dialogue français construit; j’ai laissé les cerveaux travailler de façon irrégulière, comme ils le font réellement dans la conversation où l’on n’épuise jamais tout à fait le sujet mais où une pensée se voit offrir par une autre le rouage où elle peut s’accrocher. C’est pourquoi le dialogue est errant et s’enrichit au cours des premières scènes d’une matière qui plus loin est reprise, travaillée, répétée, développée, surchargée, comme le thème d’une composition musicale.» Mais la modernité du dialogue strindbergien ne se limite pas, comme pourrait le laisser croire cette citation, à donner un reflet de la conversation réelle; elle affecte plus profondément la structure et la dynamique du drame. «Le dialogue inconsistant devient monologue consistant»: cette formule de Szondi au sujet de Tchekhov pourrait aussi bien s’appliquer à Strindberg. À ceci près que, dans les drames de Strindberg, le dialogue apparent de l’ensemble des personnages tend à devenir le monologue intérieur d’un seul: le protagoniste de la pièce, si l’on veut, ou mieux encore, selon les expressions de Szondi, sa «conscience spéculaire», son «sujet épique». C’est à l’évidence à travers le filtre de la conscience malade du capitaine que nous percevons, dans Père , les comportements de son entourage: de son épouse, de sa fille, du docteur Oestermark et de la nourrice. Le personnage central de la pièce est ainsi promu narrateur implicite du roman sous-jacent. Étape décisive dans ce que nous pouvons appeler, avec Mikhaïl Bakhtine, la «romanisation du drame». Prise de pas de la narration, voire de la description, sur l’action. Démarche que Brecht portera à sa plus haute expression, en dépit des objurgations d’un Lukács, qui ne cessa jamais de stigmatiser, notamment dans sa critique du théâtre naturaliste, ces hybridations de l’épique et du dramatique. «La plupart des drames naturalistes, déplorait l’esthéticien marxiste, même ceux auxquels suffisent des personnages peu nombreux et qui concentrent fortement leur action dans le temps et dans l’espace, comprennent toujours une série de figures qui servent seulement à illustrer le milieu social et l’action pour le spectateur. Chacune de ces figures, chacune de ces scènes «romance» le drame, car elle exprime un élément de cette «totalité des objets» qui est étranger par nature à l’objectif du drame». Il est vrai que les récriminations de Lukács visaient sans doute moins les pièces de Strindberg que les drames strictement naturalistes, dans lesquels le recours à l’épique, inspiré par d’évidentes préoccupations sociales, paraît souvent des plus fruste et des plus ingénu. Comme si ces drames se contentaient de faire défiler devant les yeux du spectateur, sur un mode purement anthologique, les pages décisives du roman non écrit.Toujours est-il que, même dans ses excès – lorsque Piscator produit, dans l’Allemagne des années vingt, des spectacles où le récit et/ou le document écrasent complètement l’action; ou bien lorsque Antoine Vitez introduit, dans le paysage théâtral français, la pratique du «théâtre-récit», portant à la scène, sans adaptation préalable, la prose romanesque de Michel Tournier ou d’Aragon –, le métissage du dramatique et du romanesque contribue, dans les moments de crise, à redonner souffle et vigueur au théâtre. À l’époque de Tchekhov et de Strindberg, en tout cas, l’influence du roman sur le drame aura été décisive. Sans la fonction de catalyseur, de médiateur du «roman implicite» de la pièce, la rencontre de la forme dramatique et de la vie quotidienne ne se serait jamais pleinement réalisée, et les auteurs dramatiques auraient épuisé leur génie en velléités de «tragédies domestiques». Le quotidien, par définition, engendre la platitude, la monotonie, la répétition. Pour lui donner accès au théâtre, les dramaturges ont dû créer un nouvel espace-temps et, en particulier, une durée, un déroulement quasi romanesques, qui ne sauraient admettre une dramatisation – ni une spectacularisation – intempestive. Les gestes théâtraux continuent, certes, d’exister, mais ils sont délibérément amortis, assourdis, «minimalisés» en quelque sorte: «Il faudrait écrire une pièce, disait Tchekhov, où les gens arriveraient, partiraient, mangeraient, parleraient de la pluie et du beau temps, joueraient aux cartes, et tout cela non pas parce que l’auteur en a besoin mais parce que tout se passe comme ça dans la réalité.» Pas de place, dans ce drame d’un type nouveau, pour la grande «scène à faire» ni pour des personnages altiers aux voix retentissantes: une action toujours incertaine et inchoative, qui n’arrête pas de se nouer et de se dénouer; un univers uniforme, un univers mat, dont la trame est certainement tragique, mais d’un tragique diffus qui se révèle incompatible avec l’ancienne forme tragique; des voix sourdes, immergées dans une certaine choralité, celle-là même d’une société en train de se massifier.2. Deuxième paradoxe: le personnage diviséDes pièces de Pirandello, ce sont plutôt les personnages que l’auteur qui font figure de rénovateurs – évidemment «improvisés» – du théâtre de l’entre-deux-guerres. Dans Ce soir on improvise aussi bien que dans Six Personnages en quête d’auteur , on a l’impression que Pirandello est complètement solidaire du «chef de troupe» – ou du «directeur» – et des acteurs pour préserver, contre vents et marées, l’apparat et la solennité de la scène. Mais voici que, presque à l’insu du dramaturge, la représentation se dédouble: à l’hyperthéâtralité de la brillante troupe – qui comporte son «premier grand rôle» et son «ingénue», sa «duègne» et son «jeune premier» – s’oppose soudain, de la manière la plus antinomique, l’antithéâtralité des pauvres rôles que le metteur en scène est en mesure de distribuer aux acteurs (Ce soir on improvise ) ou de la petite constellation de personnages «réels» qui s’insinuent dans une répétition (Six Personnages ). Ces rôles, ces personnages, les gens de l’art s’avouent dans l’incapacité de les faire accéder à une théâtralité décente: ils restent insoumis, réfractaires. Paradoxe d’un théâtre «squattérisé» qui fonctionne désormais à rebours de son mouvement naturel, et dont la métaphore serait celle d’un souffleur qui, au lieu de servir d’aide-mémoire aux acteurs, se trouverait contraint de prendre une sténotypie des paroles de ces intrus que sont les personnages pirandelliens: «Vous suivez les scènes, à mesure qu’on les jouera, recommande le directeur au souffleur des Six Personnages , et vous tâchez de fixer les répliques, au moins les plus importantes.»Chez Pirandello, le drame n’est plus concomitant à la représentation, il en est décollé, il lui reste irrémédiablement antérieur, quelque effort que puissent accomplir les acteurs pour coïncider avec les pâles individus qu’on leur propose en guise de personnages. «Nous sommes en présence, note Bernard Dort, d’un théâtre à la seconde puissance.» Entre l’excès de l’appareil théâtral et l’indigence notoire des personnages, Pirandello, en fait, ne choisit pas: il ne se préoccupe pas de réduire cette dichotomie, il l’exaspère plutôt.Le théâtre détient le pouvoir de mettre en forme l’existence, et ce faisant de la simplifier; quant à la vie réelle, elle échoue toujours dans ses tentatives pour accéder à une forme simple et intelligible. Entre le théâtre et la vie, le fossé ne cesse de se creuser: profondeur en trompe l’œil d’un simulacre, d’un «mentir vrai», comme eût dit Aragon. De ce simulacre, Pirandello fait précisément l’objet principal de ses pièces, qui ne sont plus alors que le retour, à la fois cérémonieux et humoristique, du théâtre sur ces drames sauvages et inaperçus qui se déroulent quotidiennement dans l’existence ordinaire. Drame sur un autre drame, «métadrame»: «Qu’est-ce donc que ce jeu, cette simulation, ce simulacre, que couramment on appelle le théâtre?», interroge le metteur en scène de Ce soir on improvise . «Eh bien nous allons essayer ce soir de le regarder fonctionner à l’état pur.»À la faveur de cette mise en regard du théâtre et de l’existence, de cette confrontation à la fois pathétique et cocasse de leur anachronisme réciproque, le dramaturge sicilien instaure un théâtre de la bâtardise, de la traîtrise préméditée aussi bien à l’égard de la réalité qu’à l’égard de la scène. L’ambivalence de ce théâtre nous révèle la complexité et l’opacité du monde dans lequel nous vivons. L’usage que l’on peut faire du drame pirandellien n’en est pas moins ambigu, dans la mesure où il peut se solder par un vulgaire théâtre au «second degré»: «théâtre sur le théâtre», ou théâtre qui ne cesserait, jusqu’à la parodie et l’autodissolution, de disserter sur lui-même. Ainsi de ce qu’on peut appeler le «pirandellisme français»: Cocteau, Giraudoux, Sartre, Anouilh, bien d’autres encore, sans doute pour rompre avec les drames psychologiques insipides qui encombraient la scène à l’époque de leurs débuts d’auteurs dramatiques, furent saisis par ce que Bernard Dort a appelé «le jeu du théâtre et de la réalité». Mais ce jeu, il faut avouer qu’ils le menèrent assez mesquinement. Non pas en exacerbant, comme Pirandello, la dialectique viciée du drame antérieur et de la représentation, mais plutôt en s’employant – notamment dans leurs actualisations des tragédies antiques: La Machine infernale , Les Mouches , Électre , Antigone , etc. – à l’apprivoiser, à la domestiquer, à la réduire.Chez ces dramaturges, et quel que soit le talent que démontrent leurs pièces, théâtralité et quotidienneté ne sont plus dans un rapport de tension, mais au contraire de confusion et de coalescence, comme s’il s’agissait simplement de les fortifier l’une par l’autre. La modernité qui s’impose dans les drames de Pirandello, Cocteau et Sartre ne font jamais que la mimer. Ce qu’élude en fait le pirandellisme français, c’est le regard foncièrement schizophrénique que porte l’auteur de Henri IV sur le monde réel, c’est la fission qu’il réalise de l’atome humain. C’est pourquoi le plus authentique dramaturge pirandellien, et sans doute le plus involontaire, pourrait bien être Jean Genet qui, à travers chacune de ses pièces, des Bonnes aux Paravents , met en scène l’assomption du personnage en figure – imitations, travestissements, blancheur hyperbolique des Blancs, négrification des Nègres, arabisation des Arabes –, c’est-à-dire, dans le même temps, la chute de la personne humaine dans l’enfer des représentations et des simulacres sociaux. Car, si les acteurs de Ce soir on improvise ou des Six Personnages , la «duègne» et le «premier grand rôle», sont délogés de leurs «emplois» traditionnels, l’homme, lui, se trouve dépossédé dans la vie réelle de son individualité, de sa personnalité propre. Dans la vie comme au théâtre, il ne saurait plus y avoir, comme le notait déjà Strindberg, de caractères: «Le caractère ne me paraît [...] pas être une chose aussi stable qu’on aime à le prétendre. Et je ne me chargerais pas de faire un classement des caractères, les hommes ne pouvant se cataloguer [...]. En notant jour par jour les idées qu’ils conçoivent, les opinions qu’ils émettent ou leurs velléités d’action, on découvre un vrai salmigondis qui ne mérite pas le nom de caractère. Tout se présente comme une improvisation sans suite, et l’homme, toujours en contradiction avec lui-même, apparaît comme le plus grand menteur du monde.»«Le drame selon moi, professe en écho direct à Strindberg le “père” des Six Personnages , est tout entier là-dedans, monsieur, dans la conscience que j’ai, qu’a chacun de nous, d’être “un” alors qu’il est “cent”, qu’il est “mille”, qu’il est “autant de fois un” qu’il y a de possibilités en lui. [...] Avec celui-ci, il est quelqu’un, avec celui-là, il est quelqu’un d’autre!» Et avec lui-même, dans la solitude?... La grandeur du théâtre de Beckett – dont chaque pièce est une sorte de Prométhée enchaîné inversé, où le personnage décide lui-même de son isolement, sans qu’aucun lien ni gardien le retienne, sans même que ce désert existe vraiment, et non pas pour braver les dieux au profit des hommes, mait tout au plus dans l’attente distraite d’un dernier râle, d’un ultime juron de leur part – tient peut-être à ce que chaque personnage, coupé des autres mais aussi de lui-même, à la fois trop identique à l’autre et trop différent de soi, se scinde, et selon l’expression même de Beckett, se «met en plusieurs», qui se contrarient et s’annulent mutuellement. Aporie, neutralisation du personnage, qui n’est susceptible, chez Beckett, à la différence d’Eschyle, d’aucune délivrance. Alors même que les voix les plus discordantes prolifèrent en lui, le personnage beckettien s’enfonce dans un silence irrémédiable. Un silence qui ne serait ni le tragique, ni la dérision du tragique, mais plutôt son absence.Tel est sans doute le paradoxe le plus inouï du drame moderne: continuer de créer des personnages, mais des personnages divisés, qui ne représentent plus des entités psychologiques ou sociales, mais qui sont d’approximatifs multiples d’eux-mêmes, de faux duplicata. Des personnages qui peuplent moins la scène qu’ils ne la dépeuplent, qui ne s’y manifestent pas pour l’investir, mais simplement pour y jouer leur disparition, sans trop d’efforts ni d’«effets».3. Troisième paradoxe: la rhapsodieCe travail de déconstruction des structures fondamentales de la pièce de théâtre – fable, conflit, personnage, dialogue – qui semble caractériser notre modernité, s’inscrit-il dans une dialectique optimiste de la reconstruction du drame? Rien n’est moins sûr. Pourtant, le théâtre de la première moitié du siècle a connu, avec Brecht et Claudel, deux immenses bâtisseurs. Le marxiste et le chrétien, si l’on veut, mais peut-être aussi le saint Julien l’Hospitalier qu’était Brecht, diffusant sans relâche ses pièces et ses théories à travers le monde, confronté à l’espèce de Facteur Cheval, à l’immense singulier de l’art, à qui peut faire penser Claudel. Par-delà les divergences idéologiques et thématiques, Claudel et Brecht ont à l’évidence un projet dramaturgique commun: ouvrir – le premier au Cosmos, le second à l’Histoire – le drame moderne, lui donner les dimensions d’un Théâtre du monde ; renouer – et, si possible, rivaliser – avec les grandes formes de théâtre populaire qui ont précédé l’avènement du théâtre bourgeois: la tragédie antique, le théâtre du Moyen Âge, celui du Siècle d’or espagnol et des élisabéthains. «La scène de ce drame, nous apprend une indication scénique du Soulier de satin , est le monde [...]. L’auteur s’est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu’à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne font qu’un seul horizon.» Et Brecht de répondre, par l’entremise du «directeur du théâtre» de Têtes rondes et têtes pointues : «Cher public, notre pièce commence. /Celui qui l’a écrite a beaucoup voyagé / (Ce ne fut d’ailleurs pas toujours de son plein gré)/ Dans cette pièce, il vous montre ce qu’il a vu [...]. Et maintenant, décors et praticables!/Envoyez la parabole/Envoyez le monde!».Il n’est pas jusqu’à cette prédilection pour la forme de la parabole, façon métaphorique et «naïve» de raconter les complexités du monde (spirituel ou historique, selon qu’il s’agit de Claudel ou de Brecht), qui ne soit partagée par les frères ennemis, le «jésuite» et le «luthérien» converti... au marxisme. Certes, Brecht développe, dans sa Vie de Galilée , une grande parabole sur la difficulté de dire la vérité dans le monde moderne, mais Claudel l’a précédé dans cette voie, qui laisse clairement transparaître, dans son Livre de Christophe Colomb , sous la légende du découvreur du Nouveau Monde, la relation problématique de l’homme du XXe siècle à l’«Autre Monde», à l’univers spirituel. Mais, plus encore que dans l’acceptation commune d’une transcendance, chrétienne ou marxiste, c’est dans le domaine de la technique théâtrale, dans la recherche et l’expérimentation constantes de procédures épiques d’écriture et de représentation, que s’exprime le mieux la rencontre du projet brechtien et du projet claudélien: avantage donné à la narration sur l’action, au montage sur le développement organique, au procès – ou au processus – sur le déroulement linéaire (Le Livre est délibérément organisé comme le procès en béatification de Colomb), au tableau autonome sur les scènes interdépendantes; au dialogue de l’homme avec le monde et la société sur le dialogue entre individus; au personnage démultiplié par ses contradictions sur le caractère unifié (si le Galy Gay d’Homme pour homme , qui se métamorphose, selon les besoins immédiats de la société dans laquelle il vit, en un quelconque Jeraiah Jip, paraît insurpassable dans l’instabilité et la plasticité, le Christophe Colomb de Claudel n’en est pas moins explicitement divisé en deux figures distinctes, la temporelle et l’éternelle); enfin à des procédés scéniques où la théâtralité est avouée, voire exhibée, sur la production dissimulée de l’illusion théâtrale.Bien sûr, on retrouverait aisément nombre de ces traits de modernité chez les dramaturges comme Strindberg et Pirandello. Il n’en reste pas moins vrai que, si le paradoxe du drame moderne apparaît en filigrane chez Tchekhov et Strindberg, s’il est narquoisement exposé par Pirandello, il ne s’impose véritablement en tant que fondement d’une nouvelle forme de théâtre, d’une «grande forme épique du théâtre» que dans certaines pièces de Claudel, et surtout, dans celles de Brecht. Mais que devient, à l’épreuve de la postérité, cette invention – ou réinvention – d’un théâtre épique?... L’œuvre théâtrale de Claudel nous apparaît comme un superbe cas d’espèce, peu susceptible d’ouvrir la voie à une lignée de dramaturges. Quant aux pièces et aux théories de Brecht, après avoir mondialement essaimé et être apparues comme la réponse par excellence du théâtre aux problèmes de notre temps, elles commencent à laisser voir leurs lacunes et notamment leur superbe ignorance du freudisme – ou de la pensée reichienne – et de la structure psychique de l’individu immergé dans la masse.Aussi est-on enclin, aujourd’hui, à s’interroger sur les limites du théâtre épique et à en revenir, dans l’écriture, à une plus grande concentration dramatique, propre à révéler l’intrication des problèmes sociaux et des relations intersubjectives dans la société actuelle. En des termes, d’ailleurs, que la lucidité théorique de Sartre avait posés dès 1960: «Il y a une insuffisance très nette de l’épique: jamais Brecht – d’ailleurs il n’avait pas de raison de le faire et ce n’était pas à lui de le faire – n’a résolu dans le cadre du marxisme le problème de la subjectivité et de l’objectivité et, par conséquent, il n’a jamais su faire une place réelle à la subjectivité...»Revanche de Strindberg et d’Artaud sur Brecht? Éternel mouvement de balancier de l’histoire du théâtre?... Peut-être pas. Le théâtre de Brecht était un théâtre de la visibilité absolue, il nous rendait parfaitement intelligible la place de l’homme dans la société; mais sans doute le drame doit-il maintenant nous dispenser, afin de nous permettre d’appréhender notre être-présent-dans-le-monde, sinon davantage d’obscurité, du moins toutes ses ressources d’invisibilité.Cette cohabitation, ce commerce sur la scène du visible et de l’invisible, nul doute que le théâtre de Beckett le réalise parfaitement. Mais c’est Adamov qui, sous l’influence conjointe de Strindberg, d’Artaud et de Brecht, a tenté le plus radicalement, dans certaines de ses pièces – La Politique des restes , Off limits , Si l’été revenait –, d’embrasser la totalité objectivité-subjectivité, de mettre bord à bord la structure politico-historique et la structure psychique des individus, de rendre communicantes la scène sociale et la scène de l’inconscient.Faut-il en conclure qu’Adamov a repris à son compte l’ambition sartrienne d’une synthèse dialectique entre le dramatique et l’épique, d’un «théâtre dramatique au plus près de l’épique»?... En fait, on ne peut pas ne pas subodorer dans le «programme» sartrien une volonté de sauvetage des formes du théâtre bourgeois et le danger, encore une fois, de suturer la forme dramatique. Or, de tous les modes de l’expression artistique et littéraire, le drame est celui qui risque le plus, à chaque moment de son histoire, la pétrification. Et c’est pourquoi il doit constamment rester, sous peine de perdre sa modernité et sa relation efficiente au monde réel, une «œuvre ouverte». Une telle garantie, le rêve sartrien ne la donne pas, dans la mesure où il laisse trop percer sa nostalgie d’une pureté de la forme dramatique. Cette même nostalgie – ou déploration – que laissait entendre Nietzsche lorsqu’il reprochait à Platon – ou, plutôt, à son maître Socrate – d’avoir été le fossoyeur du théâtre, d’un théâtre auquel il n’aurait substitué, sous l’espèce de ses dialogues philosophiques, qu’une vulgaire rhapsodie: «(...) une absence entière de forme et de style, qui tient au mélange de toutes les formes et de tous les styles (...) [un flottement] entre la prose et la poésie, le récit, le lyrisme et le drame». Mais si, précisément, à l’encontre de Nietzsche et de Sartre, la véritable leçon d’un Strindberg et d’un Brecht, celle qui engage véritablement l’avenir du drame, tenait à ce devenir-rhapsodique, à ce métissage et à ces hybridations permanents de la forme dramatique?Pour Michel Lioure, «du XVIIIe siècle à nos jours, le drame a progressivement absorbé tous les genres et tous les registres du théâtre». Cette conception d’un phagocytage de la tragédie et de la comédie (entre autres genres déclinants) par le drame est plus d’un historien du théâtre que d’un poéticien. De ce dernier, ce seront plutôt la pratique incessante, au sein du drame, des croisements et des greffes entre les différentes formes et les différents modes – lyrique, épique, dramatique – ainsi que l’homologie entre le drame moderne et le dialogue platonicien conçu comme une «rhapsodie» qui retiendront l’attention.Généralement, on fait de Brecht le contestataire attitré d’Aristote et de sa Poétique . Mais n’est-on pas désormais en droit de penser que, par-dessus la tête de l’élève dissident Aristote, Brecht – qui a bien souvent déclaré qu’il avait «fait de l’écriture et de la représentation théâtrales un mode de l’art de philosopher» – adressait un défi au maître Platon: le défi de l’auteur-rhapsode?Après l’ère d’une philosophie qui supplante le drame, inaugurée par l’auteur de La République , pouvons-nous imaginer, avec Diderot et Brecht, que s’ouvre l’ère d’un drame qui, avec toute la légèreté qui sied à un art, intégrerait la philosophie?
Encyclopédie Universelle. 2012.